- ÉTATS-UNIS - La pensée américaine
- ÉTATS-UNIS - La pensée américaineY a-t-il une pensée américaine? Dans l’abstrait, la question revient à se demander si une pensée peut avoir une nationalité. L’aire de propagation de la pensée grecque fut si vaste qu’on ne prit pas garde que l’universalité de la philosophie était un fait de conquête. La pensée occidentale est l’expression d’une civilisation particulière, c’est-à-dire de l’ensemble des pratiques et des principes nés des solutions aux problèmes spécifiques de la réalité grecque. En ce sens, il y a une pensée américaine comme il y a une pensée grecque. Dans la pratique, la pensée américaine est liée, dans l’esprit de beaucoup, au mercantilisme et au succès dans les affaires. C’est la «grande calomnie» que dénonce Jacques Maritain. Personne ne s’est dressé avec autant de force contre la «déesse-chienne, la Réussite» que deux des plus éminents philosophes américains, pragmatistes de surcroît, William James et John Dewey. La pensée américaine est en fait l’expression de la civilisation américaine, scientifique et démocratique.1. La philosophieLa philosophie américaine s’est constituée contre l’Europe, et plus précisément contre Descartes, dans le sens même où Descartes élabora sa philosophie en renonçant à la scolastique, incapable de fournir de solutions aux problèmes du monde moderne.La période européenne (1620-1865)Il est vrai, cependant, qu’au point de départ il ne s’agissait pas de cela. Lorsque les calvinistes puritains, ayant quitté l’Angleterre pour échapper aux persécutions de Jacques Ier, s’embarquent sur la Mayflower , c’est moins pour fuir l’Europe que pour la recréer dans le Nouveau Monde, plus sainte, plus pure, plus prospère aussi. Mais, dès qu’ils touchent la terre promise, ils ont à affronter des problèmes qui sont déjà, à la lettre, américains; et ceux-ci ne font que se multiplier au fur et à mesure que la colonie s’étend et s’organise. Certains mettent même en question son existence, quand elle se sépare de l’Angleterre d’abord, quand elle se divise ensuite en factions hostiles avant de se retrouver enfin elle-même et autre dans les États-Unis.Pendant toute cette période, si les problèmes sont américains, les solutions sont européennes. C’est de Locke que les Pères Pèlerins reçoivent la réponse à leur première question américaine: la terre promise est occupée par des Indiens; comment concilier l’appel de Dieu et ses commandements: «Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne mentiras pas»? «La vérité et la fidélité à la parole donnée, dit Locke, sont des devoirs de l’homme en tant qu’homme et non en tant que membre d’une société.»Les passagers de la Mayflower appartenaient à l’élite commerçante de l’Angleterre. Cultivés, leur premier soin fut d’ouvrir des écoles; et, six ans à peine après leur installation à Boston, ils fondaient en 1636 le collège qui devait devenir l’université Harvard. Mais ses maîtres à penser furent anglais: Locke, puis Hume, dont l’empirisme matérialiste, vite dénoncé, fut contrebalancé par la philosophie écossaise, plus conforme aux intentions religieuses des fondateurs.Le grand philosophe de cette première période fut Jonathan Edwards (1703-1758), qui réconcilia Locke et Berkeley, la science newtonienne et le puritanisme. Edwards fut le premier philosophe américain qui dénonçât le dualisme cartésien. «L’espace est Dieu», soutient-il avec Newton; l’univers est «dans l’esprit divin».Deux autres problèmes, fort différents l’un de l’autre, trouvent eux aussi leur solution en Europe, mais donnent à l’Amérique, sinon une pensée, du moins une voix: l’autoritarisme des membres directeurs des Églises de la Nouvelle-Angleterre et le mercantilisme anglais. Le Contrat social de Rousseau et le Traité de Locke justifient la double révolte de l’âge des Lumières contre le puritanisme et l’Angleterre. Par eux, l’Amérique acquiert une âme et devient une nation. Ses hérauts sont John Adams, Benjamin Franklin, Thomas Jefferson, James Madison et Thomas Paine.Dans les universités qui se multiplient, aux côtés des Écossais, les professeurs rangent Kant, et, hors de l’Université, au transcendantalisme européen de la raison, Ralph Waldo Emerson (1803-1882) oppose un transcendantalisme américain du sentiment.La question de l’esclavage est le dernier grand problème américain auquel les philosophes apportent une solution européenne. Le pays était divisé en Sudistes esclavagistes et en Nordistes abolitionnistes. Les Écritures donnaient raison aux uns comme aux autres. C’est aux États de la frontière qu’il revint de trouver dans la philosophie de Hegel la solution théorique au problème de l’union. William T. Harris prophétise l’«union triomphante» du «droit abstrait» (le Sud) et de la «moralité abstraite» (le Nord) dans l’«État éthique» (les États-Unis d’Amérique).L’âge d’or de la philosophie américaine (1865-1930)Pragmatisme et évolutionnismeLa guerre de Sécession, en donnant raison aux hégéliens de Saint Louis, permet à l’Amérique de se passer de l’Europe. Certes, G. S. Hall peut encore écrire, en 1879, que «les philosophes en Amérique sont aussi rares que les serpents en Norvège»; il est vrai aussi que c’est encore dans les universités européennes, allemandes surtout, que se forme alors l’élite américaine; mais la première université laïque américaine, l’université Johns Hopkins de Baltimore, ouvre ses portes en 1876, et depuis quelques années déjà des savants et des hommes de loi se réunissent à Cambridge (Mass.) autour de C. S. Peirce (1839-1914) et de William James (1842-1910), et jettent les bases de ce qui devient le premier grand mouvement philosophique authentiquement américain, le pragmatisme. Bientôt, John Dewey (1859-1952) donne naissance à ce qu’on appelle l’école de Chicago, dont fait partie George H. Mead (1863-1931) et d’où dérive la version instrumentaliste du pragmatisme, tout en posant les bases de la pédagogie moderne à l’école-laboratoire.De 1910 à 1925, deux autres mouvements apparaissent et se développent aux États-Unis: le néo-réalisme de R. B. Perry (1876-1957), W. P. Montague (1873-1953) et E. B. Holt (1873-1946) et le réalisme critique de George Santayana (1863-1952), A. O. Lovejoy (1873-1962) et R. W. Sellars (1880-1975).De 1925 à la Seconde Guerre mondiale, la plupart des philosophes américains défendent une version moderne du naturalisme.Mais, aux côtés de ces grands mouvements, pour ainsi dire parallèlement à eux, un idéalisme américain se maintient pendant toute cette période. D’inspiration religieuse, il est pragmatiste avec Josiah Royce (1855-1916), naturaliste avec J. Le Conte, J. E. Boodin et J. E. Creighton, personnaliste avec G. H. Howison, B. P. Bowne, E. S. Brightman et W. E. Hocking.L’originalité et la relative unité de la philosophie américaine sont à chercher dans les circonstances de son apparition. Lorsque s’achève la guerre de Sécession et que l’Amérique est libre enfin d’exploiter ses richesses à des fins constructives, le développement de la science expérimentale vient à point faciliter son essor industriel. Au moment où elle se détourne résolument du Vieux Monde, Darwin lui apporte le nouvel évangile de l’évolution. La conjonction de la méthode expérimentale et de la théorie évolutionniste conduit tout naturellement les penseurs américains à formuler le principe d’une nouvelle philosophie: «Considérer les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet.» Ce principe pragmatiste, que Peirce énonça le premier, ne signifie pas, comme on a voulu lui faire dire, que seul l’utile est vrai. Il dit simplement ce que tout homme de science admet, à savoir que toute idée ou hypothèse est à vérifier, que la vérité de l’idée est dans sa mise à l’épreuve. La vérité n’est plus l’adéquation de l’idée et de la chose hors du temps, ou de l’idée et d’un fait historiquement donné dans le passé; la vérité évolue, comme le veut le darwinisme, avec les choses, elle est tout entière tournée vers l’avenir. Point n’est besoin d’être pragmatiste pour soutenir ce principe de l’action ou de l’expérience, il suffit d’être de son temps; et un idéaliste comme Royce définit l’idée, de même que l’instrumentaliste Dewey, comme un «plan d’action».Rejet de l’idéalisme européenLes conséquences de ce principe sont importantes et suffisent à caractériser non seulement le pragmatisme, mais toute la philosophie américaine par opposition à la philosophie européenne.– La connaissance est toujours médiate: une connaissance intuitive est une contradiction dans les termes.– Ce qui est connu ne peut jamais être un élément, mais un ensemble, une «situation» (Dewey), des «relations» (les néo-réalistes), des «structures» (les réalistes critiques et M. R. Cohen). Le pluralisme de beaucoup d’idéalistes rejoint cette position.– Cet ensemble, mobile, est temporel. Il ne peut être substantiel: il est «événement». Le terme est de Dewey. Peirce parle de «paquets d’habitudes», Sellars de «niveaux».– Le moi éclate en moi matériel, moi spirituel, moi social, pur ego, du moins chez James, qui se demande si la conscience existe. Dewey, qui se pose la même question, ne découvre qu’un seul moi, le moi social, l’individu n’étant qu’une abstraction. Mead en fait l’«autre» généralisé assumé par le «je». C’est en définitive le «je» concret, actif et créateur, la «personne», qui est la seule réalité humaine pour tous les philosophes américains, des naturalistes aux idéalistes.– Pour tous également, la liberté de l’homme est un fait que tout proclame, de sa nature d’événement à son pouvoir créateur lié à la conception de l’idée comme plan d’action. Ce qui conduit tous les philosophes américains à prôner la démocratie comme système politique idéal, puisqu’elle est «la reconstruction continue de l’expérience» (Dewey).Cette philosophie est anticartésienne, parce qu’elle substitue l’action à l’analyse, le doute réel au doute méthodique, l’unité au dualisme. En refusant Descartes, c’est tout l’idéalisme européen qu’elle rejette, de Berkeley à Hegel, cet idéalisme que dénonce avec vigueur R. B. Perry dans Le Prédicament égocentrique , cet idéalisme qui fait de sa faiblesse (l’incapacité de penser sans le «je») une force, l’affirmation de l’omniprésence et de l’omniscience du «je» – et de l’esprit (cogito, ergo sum ).C’est pourquoi le néo-réalisme soutient la thèse de l’extériorité objective des relations. La relation des choses à l’esprit n’est pas une relation privilégiée; elle est une relation comme une autre, celle d’une chose avec une chose. Les idées ne sont pas des images ou représentations , mais des présentations directes de la réalité. Le philosophe écossais Thomas Reid avait soutenu le premier ce genre de réalisme naïf ou présentatif. À James les néo-réalistes empruntent une autre de leurs théories: le «monisme neutre». L’esprit et la matière sont indifférenciés; ils sont faits d’une même réalité ultime neutre, ni esprit ni matière, mais susceptible de se présenter tantôt comme l’un tantôt comme l’autre.Le problème de l’erreur prouve cependant que la relation des choses avec l’esprit est partiellement interne ou subjective. C’est pour rendre compte de l’erreur que le mouvement réaliste critique se constitua. Au présentativisme naïf, il opposa une critique épistémologique, au monisme le dualisme.Pour la plupart naturalistes, les réalistes critiques parvinrent difficilement à concilier leur dualisme épistémologique avec une conception de l’homme en continuité avec la nature, dans la nature, corps et esprit.F. C. S. Schiller défendit en Angleterre une forme du pragmatisme sous le nom d’humanisme. B. Russell proposa une théorie des relations externes que l’on peut qualifier de néo-réaliste. Mais il s’agit dans les deux cas de rencontre plus que d’identité de points de vue. En fait, le pragmatisme de Schiller n’est pas «scientifique», comme l’est, dans son principe, le pragmatisme américain; et le néo-réalisme de Russell est «atomiste», alors que le néo-réalisme américain est, pour reprendre un terme de Russell, «holiste» ou, si l’on veut, «totalitaire». C’est pour la même raison de différence d’environnement mental qu’émigré en Europe Santayana demeure américain et que Whitehead, s’installant en Amérique à l’âge de soixante-trois ans et bien qu’y élaborant toute sa philosophie, reste anglais, en dépit de l’influence qu’il exerça sur toute une section de la nouvelle philosophie américaine.Retour de l’Europe (1930-1965)La troisième étape de la philosophie américaine se caractérise par l’introduction aux États-Unis de nouvelles philosophies européennes: le positivisme logique, l’analyse linguistique et l’existentialisme. Le positivisme logique pénétra en Amérique dans les années trente avec l’arrivée de quelques-uns des membres les plus importants du cercle de Vienne, chassés par la montée du nazisme: R. Carnap, F. Waismann, Otto Neurath, K. Godel et H. Feigl. L’analyse linguistique et l’existentialisme se répandirent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la première parmi les philosophes surtout, le second chez les théologiens (dont le plus célèbre est Paul Tillich, 1888-1965), exception faite pour le philosophe John Wild, plus proche cependant de Husserl que de Kierkegaard. La phénoménologie husserlienne possède en Marvin Farber un défenseur remarquable qui, avec Wild, a œuvré pour donner une nouvelle présence à la métaphysique en Amérique. Ils enseignent tous deux depuis quelques années à Yale, que la métaphysique ne déserta jamais grâce, en partie, à W. M. Urban et Brand Blanshard, qui l’illustrèrent. Il faut citer parmi les métaphysiciens indépendants: les néo-classiques C. Hartshorne et Paul Weiss, éditeurs des Collected Papers de Peirce et lecteurs de Whitehead, C. J. Ducasse, qui expose une métaphysique expérimentale, et J. H. Randall junior, dont le «réalisme fonctionnel» unit Aristote, Dewey et son maître à Columbia, le réaliste F. J. E. Woodbridge.Le positivisme logique et l’analyse linguistique dérivent tous deux, indirectement pour le premier, directement pour la seconde, des écrits de Ludwig Wittgenstein: le positivisme logique du Tractatus logico-philosophicus (1921) et l’analyse linguistique des Investigations philosophiques.Si le positivisme logique n’existe plus aujourd’hui comme mouvement, l’esprit de ses thèses est toujours vivant non seulement dans l’analyse linguistique, mais encore dans la philosophie des sciences et dans la philosophie de la logique symbolique. Ses thèses sont les suivantes:– Le principe de vérifiabilité: l’observation sensorielle est le critère de toute vérité. Les énoncés de ces observations sont des «protocoles» (Neurath).– Les propositions des mathématiques et de la logique sont tautologiques: elles ne disent rien du monde réel.– La philosophie est une activité et non une science: la métaphysique ne peut donc énoncer que des non-sens.On peut rattacher à la première thèse tout le mouvement épistémologique dit opérationnalisme, dont le représentant le plus connu est P. W. Bridgman, à la deuxième thèse la philosophie de la logique, représentée par W. V. Quine et Alonzo Church. Des logiciens comme E. Nagel donnent un sens réaliste à ces deux thèses (The Structure of Science , 1961), alors que d’autres comme V. F. Lenzen (The Nature of Physical Theory , 1931), interprétant la première à la lumière de la seconde, insistent sur le caractère déductif de la science.La troisième thèse est reprise par l’analyse linguistique, dont l’un des défenseurs le plus brillant et le plus profond est Wilfrid Sellars. L’analyse linguistique soutient en effet qu’on ne peut découvrir le sens d’un concept que dans l’usage linguistique qu’on en fait.Le pragmatisme disait sensiblement la même chose, et l’on comprend que l’Amérique pragmatiste ait fait bon accueil au positivisme logique et à la philosophie analytique.Le pragmatisme a survécu à ses fondateurs. Comme le néo-réalisme de Perry prolongeait l’empirisme radical de James, C. I. Lewis (1883-1947) et C. W. Morris (1901-1979) continuèrent Peirce en logique; et Sidney Hook poursuit encore aujourd’hui l’œuvre politique et sociale de Dewey, qu’il associe à ce pragmatiste méconnu en Amérique, Karl Marx.De toutes les objections contre le positivisme logique, celle qui contribua le plus à détourner les philosophes de ce dernier sous sa forme stricte est celle qui vise l’application des thèses positivistes à la morale, à savoir la théorie émotiviste que soutient en Amérique un philosophe non positiviste, C. L. Stevenson. La thèse de Stevenson est que les propositions morales n’ont pas plus de sens que les propositions métaphysiques: elles expriment l’approbation ou la désapprobation subjective de celui qui les énonce. «C’est bien» revient à dire: «J’aime ça, aimez-le.» Stevenson reconnaît qu’une proposition morale peut contenir un énoncé factuel dans certains cas, mais cela n’affecte pas la théorie émotiviste. «X a mal fait de voler» se décompose en «X a volé» (énoncé factuel) et «Je n’aime pas ça» (expression d’une attitude subjective).L’Europe a donc produit des philosophies que la civilisation américaine a pu reconnaître pour siennes, théorie émotiviste comprise, laquelle fut défendue en Angleterre par A. J. Ayer. Ce retour au vieux continent n’a été possible que parce que celui-ci est devenu américain ou, plus exactement, parce que les conditions du développement de la philosophie américaine se sont réalisées en Europe. La méthode expérimentale de penser dans les laboratoires s’est substituée à l’art de la pensée contemplative enseigné dans les séminaires. Toute la philosophie européenne ne s’est pas rendue au pragmatisme scientifique, mais la définition de l’idée par l’usage est aujourd’hui courante en Angleterre, et la mise en question de la transcendance de l’ego n’est plus seulement le fait de James et de Dewey. G. Ryle en Angleterre comme Sartre et Foucault dans la France de la philosophie de l’esprit y ont été amenés indépendamment les uns des autres. Ce qui prouve peut-être que la réaction antipragmatiste de l’Europe du début du siècle était affective et non rationnelle, et que ce que l’on rejetait était une civilisation que l’on n’aimait pas et non des arguments dont on pouvait démontrer qu’ils étaient fallacieux. L’Europe se détourne de Descartes.2. Les sciences humainesÀ l’inverse de ce qui se passa pour la philosophie, il n’y eut pas d’abord en Europe de résistance aux sciences humaines américaines, parce qu’elles étaient des sciences et, par conséquent, pas plus américaines qu’européennes. On accepta le béhaviorisme de la psychologie expérimentale et de la linguistique et le relativisme de la sociologie sans se demander s’ils étaient compatibles avec la philosophie sous-jacente à la civilisation européenne. Ils ont pourtant la même origine et dérivent du même principe pragmatiste que la philosophie américaine. Une réaction se manifeste à l’heure actuelle aux ÉtatsUnis même. L’Amérique reviendrait-elle à Descartes?Les sciences de l’homme ne se décomposent pas en Amérique comme en France en histoire, psychologie et sociologie, mais en psychologie expérimentale et anthropologie. En gros, la psychologie expérimentale regroupe toutes les recherches de laboratoire, l’anthropologie les enquêtes sur le terrain.La psychologie expérimentaleComme les philosophes, les psychologues américains vinrent se former en Allemagne où Wundt avait installé, à Leipzig en 1879, le premier laboratoire de psychologie expérimentale. De retour d’Allemagne, l’un d’eux, G. S. Hall (1844-1924), fonde, en 1883, le premier laboratoire américain. Il y en a dix-sept en 1892. Les recherches qu’on y entreprend relèvent plus de la physiologie que de la psychologie proprement dite. Dans l’étude de la relation SR (relation entre stimulus et réaction, ou réponse), par exemple, la psychologie n’intervient que sous la forme de prise de conscience par un sujet de S et de R. C’est ainsi que J. McKeen Cattell (1860-1944) mesurait le temps de réaction.Ce ne sont pas cependant les critiques adressées à l’introspection qui décident de la nouvelle orientation de la psychologie américaine, mais les résultats obtenus par la psychologie animale à partir d’un matériel par définition muet. Au point de départ de la psychologie expérimentale américaine, il faut donc placer les travaux que des psychologues comme E. L. Thorndike (1874-1949) consacrèrent à la psychologie animale. Il s’agit toujours de la relation S-R, mais on passe du plan de la connaissance sensorielle ou perceptive à celui de l’apprentissage.Le grand nom de la psychologie expérimentale américaine est celui du fondateur du béhaviorisme, J. B. Watson (1878-1958). La psychologie du comportement que Watson exposa pour la première fois en 1913 ne se comprend que par ce qui la précède. En 1890, James applique à la psychologie, dans ses Principles of Psychology , la théorie évolutionniste de Darwin. En 1896, Dewey en tire l’idée que dans le couple S-R, S et R ne sont ce qu’ils sont que par l’action réciproque de l’un sur l’autre, et inséparables du contexte dans lequel ils apparaissent comme S et R. L’arc réflexe est «un acte global, une coordination sensorimotrice», S et R sont des fonctions. Dewey en 1898 et James en 1904 soutiennent que la conscience n’existe pas, autrement dit que le sujet n’est pas l’objet de la psychologie. Le béhaviorisme de Watson est l’héritier du pragmatisme expérimental et de la psychologie fonctionnelle de James et de Dewey, psychologie du comportement et non de la conscience.Il est à noter que la psychologie génétique, fonctionnelle et sociale de J. M. Baldwin (1861-1934) dérive de l’application de la théorie darwinienne au «développement mental de l’enfant et de la race» (1895), et que l’idée de Dewey est à l’origine de l’école fonctionnaliste de Chicago (Dewey, J. R. Angell, C. H. Judd).Que Watson ait donné un sens mécaniste au béhaviorisme, ni James ni Dewey, qui lui en fit d’ailleurs grief, n’en sont responsables, mais cela explique, s’il ne la justifie pas, l’hostilité des tenants de l’introspection: le fonctionnaliste J. R. Angell, Mary W. Calkins, E. B. Titchener et son groupe «structuraliste», R. S. Woodworth, R. M. Yerkes. Mais, quelques années plus tard, tous les psychologues américains sont peu ou prou béhavioristes. Les physiologistes le sont même d’une manière plus radicale que Watson: A. P. Weiss, K. S. Lashley, D. C. Hebb. Praticien de la psychologie animale, W. S. Hunter est également intransigeant, le théoricien néo-réaliste E. B. Holt plus nuancé. Les psychologues de l’apprentissage expérimentent les théories de Watson: B. F. Skinner invente une foule d’appareils d’expérimentation, E. R. Guthrie met l’accent sur le principe de «proximité», C. L. Hull (1884-1952) sur le principe de «renforcement». S. S. Stevens et E. G. Boring suivant Bridgman créent un groupe opérationnaliste.Il n’est pas jusqu’aux introspectionnistes qui n’entendent perfectionner le béhaviorisme. Woodworth (1869-1962) introduisit O (l’organisme) entre S et R: le stimulus devient fonction du sujet de la réaction. S-O-R peut s’écrire: S = f (O, R). C’est la réponse cartésienne, puis berkeleyenne à la psychologie du sens commun. E. C. Tolman (1886-1959) et J. J. Gibson ne se contentent pas de suivre Woodworth, ils rétablissent le sujet dans ses droits prétendus à la connaissance. Sous l’influence de la psychologie de la forme, Tolman substitue la relation S-S (signe-significat) à S-R; et Gibson, qui garde le couple S-R, fait de R le registering , l’enregistrement perceptif, autrement dit la «connaissance» de S.L’anthropologieFait partie de l’anthropologie tout ce qui a trait à la vie de l’homme en société et qu’étudient l’ethnologie, la sociologie, la psychologie, la psychologie sociale, la linguistique.Primat du groupeLes études sur les Indiens sont le commun dénominateur de l’anthropologie américaine à ses débuts. Les études nombreuses dont ils firent l’objet – parmi lesquelles il faut citer celle de Franz Boas – révélèrent l’existence d’organisations sociales, de croyances, de langues entièrement différentes des nôtres, ce qui donna à l’anthropologie américaine ce sens du relativisme qui la caractérise. L’homme qui l’influença le plus fut B. L. Whorf (1897-1941). Disciple de E. Sapir, Whorf découvrit, en étudiant la langue des Indiens Hopi, que la langue que parle un être humain détermine sa perception et sa conception du monde.La conjonction de ce relativisme, du refus pragmatiste (James, Dewey, Mead) et béhavioriste (Watson) du sujet et de la méthode quantitative et statistique éclaire toute la psychologie sociale américaine. F. H. Allport avait montré l’influence du groupe sur l’association et la pensée par la méthode béhavioriste; M. Sherif émit l’hypothèse, indépendamment de Whorf, que la perception varie avec les groupes. Sa méthode de démonstration consistait à étudier les fonctions psychologiques dans un groupe où elles apparaissaient sous forme d’attitudes. J. L. Moreno inventa une nouvelle méthode pour mesurer les phénomènes sociaux: le sociogramme; une nouvelle théorie: la sociométrie, que l’on peut définir comme une interpsychologie à la troisième personne du pluriel, l’homme parmi les hommes; une nouvelle thérapeutique: le sociodrame.Cette même conjonction de traits explique pourquoi la psychanalyse freudienne eut du mal à pénétrer en Amérique. Comment admettre l’analyse d’un sujet dont on met en question l’existence propre? Il fallut attendre que les praticiens l’appliquent à la guérison des troubles mentaux contractés par les soldats américains au cours de la Première Guerre mondiale, pour qu’on commençât à lui faire bon accueil. L’arrivée aux États-Unis des psychanalystes allemands fuyant le nazisme fit le reste. Mais l’Amérique prêta toujours plus volontiers l’oreille à ceux qui tenaient compte, comme Adler, du facteur social dans l’explication des troubles psychiques. La psychanalyste américaine d’origine allemande Karen Horney (1885-1952) proposa même une théorie où l’angoisse, définie comme sentiment de ne pouvoir s’adapter à l’environnement, tient la place réservée par Freud à la libido.La psychanalyse unie à la psychologie de la forme, dont les principaux représentants quittent l’Allemagne en même temps que les psychanalystes et pour la même raison, renouvelle la psychologie de la personnalité sans toutefois parvenir à séparer le moi du groupe, ni chez G. W. Allport (1897-1967), dont la définition de la personnalité est célèbre («organisation dynamique dans l’individu de ces systèmes psychophysiques qui déterminent ses ajustements uniques à son environnement»), ni chez le gestaltiste K. Lewin (1890-1947), théoricien du champ psychologique, ni chez H. A. Murray, inventeur du thematic apperception test , ni chez G. Murphy, qui applique l’analyse factorielle à l’étude de la personnalité. Les ethnologues eux-mêmes ne furent pas les derniers à faire usage de la psychanalyse, comme en témoignent les travaux de B. Malinowski et de Margaret Mead.Linguistique et retour à DescartesLa linguistique fut d’abord elle aussi béhavioriste et relativiste. Elle passe également aujourd’hui par une crise cartésienne. L. Bloomfield, après avoir fondé sa linguistique sur la psychologie de Wundt, opta, sous l’influence de A. P. Weiss, pour une théorie béhavioriste stricte. Dans le couple S-R, si S est la vue d’une pomme, R peut être un substitut linguistique: Jill demande à Jack d’aller chercher la pomme. Ce substitut qui est réaction pour Jill devient stimulus pour Jack. Chez C. F. Hockett comme chez Bloomfield, la langue est un complexe d’habitudes: les structures linguistiques sont relatives. Hockett, que l’on peut classer parmi les structuralistes, défend une théorie assez proche de celle de Hjemslev. Z. S. Harris va plus loin et propose une linguistique descriptive ne tenant compte que des phonèmes et des morphèmes, à l’exclusion des sémantèmes. À l’opposé, K. L. Pike fonde sa linguistique sur des critères sémantiques. La « grammaire générative » de Noam Chomski relève de ce qu’il appelle lui-même la linguistique «cartésienne». Chomski, qui combat le béhaviorisme de Bloomfield, soutient que le langage ne s’explique que par l’indépendance créatrice de la pensée à l’égard des habitudes linguistiques, dans les limites bien entendu des possibilités ou règles de la langue parlée. Il faut distinguer ici deux niveaux de structure, celui de la structure de surface et celui de la structure profonde. En surface, la phrase extraite de la Grammaire de Port-Royal que cite Chomski: «Dieu invisible a créé le monde visible», comporte une seule proposition, en profondeur elle en comprend trois: «Dieu est invisible», «le monde est visible» et «Dieu a créé le monde». Du corpus des phrases d’une langue donnée (structure de surface) se dégagent les règles de formation des phrases dans cette langue (structure profonde). L’ensemble de ces règles, régissant les phrases du corpus et les autres phrases que ces règles peuvent engendrer, constitue ce que Chomski appelle la grammaire générative. Le but de cette analyse des structures linguistiques est de choisir une grammaire pour chaque langue et de décider subsidiairement si une phrase est correcte ou non. Pour ce faire, un esprit indépendant de la langue est requis.Le recours à Descartes en psychologie expérimentale et en anthropologie se comprend. «Je condamne, disait Angell, comme vanité égocentrique l’affirmation que la conscience n’existe pas, cette doctrine outrage le sens commun, les coutumes morales, l’organisation sociale.» À cette raison morale discutable s’ajoute le fait de la stérilité d’un grand nombre de travaux de psychologie expérimentale et d’enquêtes de psychologie sociale, dont la mise en forme mathématique n’arrive pas à cacher la prétentieuse inutilité. Ce n’est pas la méthode statistique qui est en cause ici, et sa fécondité est certaine quand on l’applique à bon escient. Ce qui est visé est la philosophie sous-jacente à ces recherches, une philosophie qui croit naïvement, comme au beau temps du scientisme quand on pensait pouvoir se passer de philosophie, que l’accumulation de faits d’observation empirico-sensoriels conduira inéluctablement à la connaissance scientifique de l’homme. La réaction «cartésienne» actuelle dans les sciences humaines prouve qu’on ne peut pas faire de science sans philosophie, mais la philosophie de la science d’aujourd’hui ne peut être ni celle de Descartes ni celle du XIXe siècle scientiste, mais un béhaviorisme ouvert: linguistique, social, voire humain.La pensée américaine doit tout, en somme, à la science: sa méthode expérimentale et son esprit de recherche et d’ouverture, sa rigueur et sa cohérence, son unité et sa diversité, et sa foi dans l’ordre et la liberté, expression de la seule vraie démocratie, celle de la république des savants et des philosophes.On conçoit que l’on puisse faire sienne sa philosophie et respecter la civilisation qui l’a produite. «Je n’ai jamais rencontré, déclare le thomiste J. Maritain, un vrai contemplatif, une véritable âme de grâce, un homme authentiquement instruit des voies de l’Esprit qui, connaissant l’Amérique en réalité et par son expérience personnelle, n’éprouve pour elle un amour où se trouve engagé son amour même pour l’humanité.»
Encyclopédie Universelle. 2012.